J’ai bien cru que je ne partirais jamais.
Elle est arrivée sournoise. Elle s’est infiltrée dans les moindres recoins du corps. Elle a incisé mon cortex, déchiqueté la raison, titillé mon pancréas, perforé la logique, extrait de mon cervelet du miel qu’elle a mélangé au fiel. La peur était présente, elle fêtait avec violence son existence. Elle exacerbait mon imagination qui pondait à tire larigot des raisons pour sursoir au départ.
Le jour du départ, à l’heure J, fixée la veille, je ne suis pas parti. J’ai achevé les derniers préparatifs. Avel Vat était prêt à naviguer, il n’attendait plus que l’ordre pour bondir.
Depuis deux jours, la peur s’immisçait un peu plus, à chaque lecture du bulletin météo. Ce satané bulletin concocté par mézigue en fonction des informations que je glanais sur le net. Et la tendance, qui était au commencement une promenade de santé, devenait petit à petit un parcours de cross. Pas du cross à pieds, mais à cheval. De plus, Météo France prenait un malin plaisir à annoncer « une mer forte devenant très forte ». La peur connaissait mon cursus marin, et savait parfaitement que je n’avais jamais croisé une telle mer. Elle avançait en terrain conquis, certaine de son ascendance sur l’âme du capitaine.
Cependant, Avel Vat n’était pas du tout de cet avis. Il attira mon regard et me rappela qu’un de ses frères avait fait la Fastnet de 1979, il me rappela les regards envieux de marins admirant et commentant sa ligne : « c’est un bateau de tour du monde que vous avez là ; avec lui, vous ne devez pas craindre le gros temps ».
La peur enserra ses griffes au plus profond de mes tripes. Elle imposa de me remémorer tous les naufrages de voiliers qui avaient osés partir dans un temps incertain, où la dépression s’était creusée beaucoup plus que prévue. Mais les griffes meurtrières cédèrent contre l’aura puissante d’Avel Vat. C’est lui qui prit la décision. La peur furieuse s’envola en laissant l’appréhension.
Je désamarrais donc à midi trente, cinq heures après l’heure initiale. Ce changement d’heure n’eut aucune incidence sur la traversée. Peut-être ai-je touché plus rapidement des vents modérés qui permirent d’accélérer dès le départ.
L’interruption d’un mois n’a pas permis au mal de mer d’exercer son activité nauséeuse. Tant mieux, ce fut un sacré poids en moins. La mer était cet après-midi-là peu agitée et tendait dans la soirée à une mer agitée. Avel Vat, dirigé par le régulateur d’allure (pilote automatique fonctionnant grâce à l’énergie du vent et de l’eau), se déplaçait à vive allure. J’avais un ris dans la grande voile, le génois roulé de quelques tours. Il était tangonné pour éviter qu’il ne se dévente dans le roulis, provoqué par les vagues qui arrivait des trois-quarts arrière. Le vent était portant. Aux alentours de neuf heures, il a tourné et est devenu travers. Il soufflait à quatre-vingt-dix degrés, c'est-à-dire perpendiculairement à la trajectoire d’Avel Vat. Un petit réglage sur l’aérien du régulateur l’adapta à la nouvelle orientation du vent.
Une demi-heure avant le coucher du soleil, je profitais des derniers moments de clarté lorsqu’Avel Vat changea lentement de cap. J’agis aussitôt sur l’aérien afin de corriger la déviation. Rien. Aucune réaction. La barre restait impassible devant les doléances de l’aérien. Un examen plus minutieux me permit de découvrir qu’une rotule de jonction avait explosé. Le régulateur était blessé et ne pouvait plus remplir son rôle. Je branchai immédiatement le pilote automatique électrique et décidai de réparer.
J’ai eu deux chances incroyables. La première est que j’avais la pièce en stock. Le régulateur à l’âge du bateau : trente-trois ans. Je n’avais qu’une seule pièce. La deuxième est que je savais où elle était.
Il ne me restait plus qu’à faire l’échange. Perché et accroché à l’arrière du bateau, je parvins avant l’arrivée de la nuit à remplacer la pièce.
A postériori, je suis étonné du calme et de la sérénité avec lesquels j’ai effectué la réparation. La position était inconfortable, la place pour les doigts réduite, et les rotules refusaient de s’emboiter.
La nuit fut sans problème. Je ne vis qu’une lumière qui fila rapidement vers l’arrière. J’étais confortablement installé dans la couchette de quart. Face à la table à carte. Sous les yeux, les instruments de navigation me permettaient de suivre la marche d’Avel Vat.
Le matin, le vent forcit, mais attendit que je termine mon café pour accentuer la pression sur les voiles. Pendant la nuit, les vagues avaient pris de l’ampleur. La vent arrachait l’eau de la mer et semblait la niveler. Je n’hésitais pas, je pris de suite un troisième ris. Je rentrai de nouveau dans le bateau pour boire le deuxième café lorsque je vis que l’aérien avait une forme non conventionnelle ; il avait explosé sous l’action du vent. Je décidai de rouler entièrement le génois et de brancher le pilote automatique. Ce dernier peine à barrer lorsque le vent est trop fort. Je récupérai l’aérien qui avait eu le courage dans sa souffrance de ne perdre aucune pièce.
Je l’opérai dans l’urgence, sans anesthésie. Il ne me restait plus qu’à utiliser l’arme absolue. Un papier collant gris très solide et peu sensible à l’humidité. Le problème est qu’il n’était plus à la place que je lui avais octroyée. Mon esprit fugace et très alerte trouva sans problème l’endroit le plus probable où il pouvait se terrer : les affaires de Vivien !
Ma sagacité fut récompensée. Il était là, perdu au milieu d’objets hétéroclites ; des feuilles froissées du cours du CNED, des Skavens désarticulés, des mouchoirs usagés, un slip, un bonnet, un Manga …
Pendant la réparation, le vent faiblit et je réinstallai l’aérien. Il reprit son rôle. Je déroulai un peu de génois et Avel Vat bondit comme un jeune cabri trop longtemps enfermé. D’ailleurs, toute la nuit, il avait bondi. Allongé sur la couchette, j’avais senti la pression du matelas s’accentuer sur le dos, puis le vide, puis mon corps recoller à la couche. Le tout en douceur. Le froufrou de l’eau était un régal.
J’en reviens à mes moutons qui sont d’ailleurs fort nombreux. J’avais, avant de partir, fabriqué plusieurs aériens. Je décidais d’en raccourcir un, de façon à ce qu’il ne vole pas en éclat dans les bourrasques. J’attendis le prochain grain et fis l’échange. Le résultat fut pitoyable. Il se vrillait sous l’action du vent. Je n’avais pas le choix, l’aérien blessé récupéra sa place et continua héroïquement à assumer sa tâche.
La deuxième journée fut une journée à grain. C'est-à-dire tous les « certains temps », de gros nuages arrivaient porteurs de trombes d’eau et amplificateurs de vent. Je passais la journée à régler constamment les voiles et le régulateur. Le vent oscillait, en apparent, entre seize et vingt-cinq nœuds, voire plus dans certaines rafales, jusqu'à trente nœuds. Le vent moyen, entre les grains, soufflait aux alentours de vingt nœuds. Avant le grain, il descendait aux environs de quinze nœuds. Cette baisse de vent avait tendance à stopper Avel Vat ; il se retrouvait sous toilé. Ensuite le grain arrivait, le vent forcissait et mon regard se portait sur l’aérien, surveillant si la réparation tenait. Puis lorsque le grain s’éloignait, le vent tombait de nouveau à quinze nœuds pour ensuite remonter à sa vitesse de croisière de vingt nœuds. Les vitesses de vent réel devaient être supérieures, j’étais au largue, à une vitesse avoisinant les six nœuds.
Le matin, un sifflement sourd attira mon attention. Un être vivant respirait près d’Avel Vat. Une forme effilée, aussi longue, voire plus longue que sa coque, glissait lentement sur l’eau, puis replongeait. Elle apparaissait encore en transparence sous l’écume des vagues. Des orques ! Durant pratiquement une heure, ils croiseront la route d’Avel Vat. Je me demandais si ce n’était pas le même qui, ayant repéré un hot man, attendait le moment propice pour se servir. Leur vitesse était impressionnante, surtout qu’aucun signe d’effort n’était visible, seul un grand arc gris noir émergeait puis replongeait au ralenti. Pourtant ils dépassaient Avel vat sans problème. Le seul appendice que je pu voir bouger était leur langue, lorsqu’ils se léchaient les babines en me regardant. Ils ne me dévorèrent pas, ce n’est pas un hasard, j’ai rapidement pris une décision qui me sauva la vie. Je déroulais une banderole sur laquelle était écrit :
« Contient du Bisphénol, des phtalates, de l’aspartame, et du maïs génétiquement modifié »
Ils partirent écœurés.
J’appréhendais la nuit suivante. Les orques n’étaient pas mon souci, mais les grains. Je n’avais pas envie de passer la nuit dehors à régler les voiles et le régulateur. Je chipote un peu, car le réglage du régulateur est possible de l’intérieur du bateau. De longues « ficelles » permettent d’agir sans prendre le risque de sortir à l’extérieur.
Le vent, ou Bernadette, écoutèrent mes doléances, le vent gardera toute la nuit une force constante. Seule une houle de nord-ouest s’amplifiera et viendra de temps à autre frapper le bateau par le travers. Le choc des vagues était systématiquement suivi par une pluie d’embruns qui aspergeait copieusement le pont. J’étais vraiment bien dans la couchette de quart.
Bousculé, chahuté, malmené, Avel Vat continuait sa route avec autant d’aisance que s’il avait été dans une mer calme. Le régulateur imperturbable assumait sa mission. Je sortais la tête de temps à autre pour me donner bonne conscience. A l’extérieur, je voyais juste des montagnes qui se déplaçaient. Bonne conscience : car une veille attentive doit être exercée sur tous navires se déplaçant. C’est la loi, et une loi fondée. A l’intérieur, sur le pc, il y a AIS : Automatic Identification System, qui permet de visualiser les navires sur l’écran. Il indique le nom, la position, la vitesse, le port de destination, la cargaison transportée et le plus important, si vous êtes en route de collision. Ce système est obligatoire pour les navires de plus de vingt mètres. Les autres, c’est comme ils veulent. À Cherbourg par exemple, il doit y avoir un bon commercial : lorsque nous avons croisé au large, tous les voiliers en étaient équipés.
L’écran resta silencieux durant les deux nuits, c'est-à-dire qu’aucun navire de plus de vingt mètres ne croisa la route d’Avel Vat sur un rayon de plus ou moins trente milles. Les autres ! Les bateaux de pêche, et les voiliers ? Pour les premiers, il n’y a que les gros qui trainent dans les parages, et ils sont donc équipés de l’AIS. J’avais peu de chance de croiser un voilier. Les navigateurs, traversant le golfe du nord vers le sud, avec un vent fort contraire et une mer dans le même style sont rares voire inexistants, surtout que la plupart du temps, les vents sont portants pour les futurs sudistes.
Le lendemain matin, j’arrivais sur le plateau continental. Là, je dus mener une veille beaucoup plus attentive, Nous étions arrivés (Avel Vat et votre serviteur) sur le plateau continental. Le sondeur réaffichait les fonds, qui étaient aux alentours de cent soixante-dix mètres. Lorsque la profondeur dépasse les deux cent mètres, voire moins, le sondeur n’affiche plus que trois petits tirets : ---. Le risque de croiser des pêcheurs devenait beaucoup plus élevé. Je n’en vis qu’un, sur le talus du plateau (la remontée des fonds).
Le dernier jour se déroula sans événement particulier. Le but était d’arriver avant la renverse du courant au Raz de Sein. Le vent aidant, j’y arrivai deux heures avant la renverse.
Voici le fameux aérien qui a subit de nombreuses opérations. |
C'est une fabrication maison. La base est un cerf volant. Je n'ai pas pris de photo de son opération, ni de sa nouvelle apparence. Maintenant, il a de la bande grise auto collante aux extrémités |
L'arrivée des drosses du régulateur sont visibles en haut, à droite et à gauche. J'ai rajouté les pontets noirs, afin que la barre ait une plus grande amplitude. |
Le trait blanc, est une pale qui pivote et entraine la demi roue. Sur cette demi roue se trouve les drosses qui agissent sur la barre. |
La mer comment était-elle ? Qu’est-ce une mer très forte ?
Elle n’a jamais été dangereuse. Elle était impressionnante, abrupte, majestueuse, parfois brutale mais toujours gentille. Pourtant sa couleur gris acier, striées de blanc, avait un côté surnaturel. Elle semblait dire : « Tu vois aujourd’hui, je montre juste mes muscles. Cependant, ne me provoque pas, sinon mes colères deviennent incontrôlables ».
La mer était croisée. J’avais la mer du vent, de trois-quarts arrière, plus une houle de travers, générée par la dépression qui restait scotchée sur l’Irlande. Ce qui explique que les vagues n’ont jamais été dangereuses. Le vent n’était pas assez fort pour lever des montagnes, et la houle, née cinq cents kilomètres plus au nord, avait perdu de son agressivité.
D’ailleurs, les prévisions devraient préciser la gentillesse de la mer. J’ai déjà vu des vagues beaucoup plus petites et beaucoup plus hargneuses. Elles devraient par exemple souligner la dangerosité : mer agitée et méchante.
Mer forte et gentille.
Mer très forte et carnassière.
Mer belle et mer belle.
Mer grosse et décompléxée.
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